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Elle n’avait jamais rien demandé d’autre que la liberté. Était-ce à ce point déplacé dans ce monde ? N’y avait-il donc pas quelques terres parmi les vastes royaumes où elle aurait pu s’arrêter un instant pour déposer son baluchon et construire une cabane ? Seule, sans avoir à rendre de compte à personne ? De toute évidence non. Car même après avoir trouvé un répit, tout le temps qu’avait duré le contrat, elle avait fini par être rattrapée par ses créanciers démoniaques. Elle avait signé un pacte pour ne plus être en proie aux griffes de ses ennemis mais, ce faisant, avait définitivement compromis sa liberté. Quelle sotte elle faisait ! Elle et ses rêves de pouvoir un jour jouir d’un peu de sérénité …
Elle courait depuis si longtemps qu’elle avait perdu la notion du temps. La douleur qui brûlait ses cuisses lui rappelait sans cesse qu’elle n’était qu’une humaine. Une humaine avec des limites qu’elle n’allait pas tarder à éprouver. Les branches basses avaient écorché ses jambes quand elles eurent fini d’arracher le bas de sa robe brune. Les lambeaux de cette dernière voletaient dans son sillage quand elle courait d’un arbre à l’autre, cherchant sans cesse l’abri de leur ombre. Cette nuit la lune était pleine, basse, et si brillante que les sous-bois étaient totalement inondés de sa lumière argentée. C’eut été n’importe quel autre jour, Lira aurait levé les yeux vers elle avec fascination. Aujourd’hui, elle la maudissait. La lune l’avait trahi … Elle aussi.
Un rugissement. Lira arrêta de respirer, le dos pressé contre l’écorce rugueuse d’un géant. Elle connaissait bien cet arbre pour lui avoir souvent adressé ses prières. C’était l’un des vénérables ancêtres de la forêt et aujourd’hui Lira aurait aimé pouvoir se fondre en lui. Elle voulait leur échapper, mais personne ne pouvait l’aider, pas même ces êtres qu’elle avait honorés toute sa vie durant. Lira entendit les bêtes glapir et grogner, totalement grisés par cette chasse. Ils étaient dans leur élément. Ils étaient nés de rage et de violence. Ils étaient faits pour chasser les âmes condamnées. Puis soudain un répit. Les démons suivirent une mauvaise piste et le bruit de leur ardeur se dissipa lentement. Lira aurait dû en profiter pour prendre de la distance, mais elle était à bout de force. Elle devait reprendre son souffle si elle ne voulait pas qu’il s’arrête définitivement à force de repousser ses limites. Elle posa son front contre l’ancêtre et le pria de bien vouloir lui prêter sa force un instant.
— Il ne peut rien faire pour toi.
Lira retint un cri en entendant cette voix sortie de nulle part. Elle recula si vivement que son pied se coinça. Elle chuta. Avant même de toucher le sol, elle chercha à se dégager avec frénésie. Ses mains agrippèrent la terre et tentèrent d’attraper tout ce qui pourrait l’aider à se tirer de ce piège. Elle se débattait encore quand un homme sorti de nulle part se dressa soudain devant elle. Il était enroulé dans une épaisse cape et les traits de son visage étaient plongés dans l’ombre de l’ancien.
— Je ne suis pas l’un d’eux, lui dit-il irrité. Veux-tu bien cesser cela ?
Elle ne l’écouta pas, mais parvint cette fois à voir sur ce qui retenait sa cheville. Les tiges du lierre s’étaient enroulées autour d’elle comme un collet à lapin. Un éclair argenté lui fit lever le regard vers l’étranger qui brandissait à présent un long couteau devant lui. Elle étouffa un nouveau hurlement de terreur.
— C’est insupportable, râla l’homme. Qu’ai-je fait au juste pour mériter de voir tes yeux refléter une telle horreur ? Suis-je si repoussant que cela ?
Elle déglutit avec difficulté et secoua la tête avec précipitation. Elle ne voulait pas risquer de le contrarier, bien qu’en définitive elle ne puisse juger de son aspect alors qu’il était plongé dans l’ombre.
— Je vais te libérer, lui dit-il, mais si tu bouges je risque de te blesser. Tu comprends ?
Il s’accroupit près d’elle, mais il s’immobilisa juste avant de couper le lierre.
— Je sais que tu prendras la fuite aussitôt que je t’aurais libéré. Je tenais simplement à te dire que j’ai des vivres et de l’eau. Si tu consens à garder ton calme, je les partagerais avec toi.
Lira frémit quand elle sentit la lame froide glisser sur sa peau. L’homme était adroit et coupa rapidement la tige. À son grand étonnement, la jeune femme ne bougea pas. Elle se contenta de l’observer en silence pendant un instant. Finalement, elle tendit la main vers lui.
— J’ai soif, articula-t-elle d’une voix naturellement brisée. S’il te plait.
L’homme sourit, mais elle ne vit qu’un bref reflet dans son regard. Elle attrapa l’outre qu’il lui tendait et bue autant qu’elle put.
— Qui es-tu ? lui demanda-t-elle en s’essuyant la bouche d’un revers de la main.
— Mon nom n’a pas d’importance.
— Non, il n’en a pas.
Il rit et Lira aperçut brièvement une partie de son visage.
— Tu es blessé, fit-elle observer.
C’était bien là la seule chose qu’elle avait pu voir. Une barbe, l’éclat d’un oeil et une grande quantité de liquide sombre qui recouvrait presque entièrement sa peau. Sans attendre qu’il lui réponde, elle arracha l’un des lambeaux de sa robe et y versa ce qu’il restait d’eau dans l’outre.
— Ne fais pas ça, idiote ! Je t’ai donné cette eau pour que tu survives, pas pour que tu la gaspilles de la sorte.
Elle ne sembla pas l’entendre et se leva pour se mettre à sa hauteur. Comme il était beaucoup plus grand qu’elle, Lira dut l’obliger à s’assoir. Il résista un instant, mais quand elle l’attrapa par la main il se refusa à la repousser. Elle lui fit tourner le visage vers la lune et commença à nettoyer le sang pour dégager la blessure. Quand ce fut fait, elle tira une petite bourse de sa poche et l’ouvrit pour en extraire un doigt d’onguent. Elle appliqua la pommade sur le front de l’homme qui ne tressaillit même pas sous l’effet de la douleur. Au lieu de cela, un sourire étira ses lèvres.
— Les démons te donnent la chasse et toi, au lieu de prendre de l’eau, tu remplis tes poches d’onguent ?
— Ces remèdes sont la raison même de ma présence ici. J’ai vendu mon âme pour avoir la possibilité d’exercer ma science. Sans eux, tout ce gâchis n’a plus de sens.
— C’est pour cette raison que tu es encore ici à me soigner au lieu de fuir ?
Elle le regarda, surprise par sa perspicacité. Une ombre passa dans les yeux de l’homme. Lira l’a reconnu sans mal. Il l’a trouvait belle.
— On dit que les sorcières sont assoiffées de pouvoir, articula-t-il sans l’ombre d’un sourire.
— Nous avons le savoir, mais sans liberté que vaut-il ?
— Dans ce cas que serait une sorcière libre ?
— Une femme épanouie.
Elle sourit et il vit ses yeux briller avec malice sous le rideau de ses cheveux entremêlés.
Il n’était pas homme à avoir peur. Surtout pas lui. Il en fallait beaucoup pour l’étonner ou le faire frémir. Mais cette femme-là, elle avait en elle une chose unique. D’aucuns auraient dit qu’il s’agissait d’une quelconque magie; pour sa part il aurait choisi le mot fascinant. C’était la passion qui brûlait en son sein et qui donnait cet éclat sauvage à son regard noir. Non, ce n’était pas l’un de ses sorts qui étaient en train de l’envouter, mais bel et bien ce feu. Cette force si différente de celle des hommes, mais apte à surmonter bien plus de choses qu’une poignée d’ennemis de chair et d’os. Ne serait-ce pas là le véritable pouvoir des sorcières ?
— Que serais-tu prête à céder pour obtenir ta liberté ? lui demanda-t-il.
— Si je cédais quelque chose, on ne pourrait plus l’appeler liberté, n’est-ce pas ?
— Continueras-tu à fuir pour elle ?
— Je ferais tout pour elle. Je me dresserais devant les démons si cela pouvait avoir la moindre conséquence.
Il continua à la dévisager pendant un instant. Cherchant à comprendre, essayant de trouver des raisons de ne pas faire ce qu’il s’apprêtait à faire. En vain. Alors il se leva et tourna le dos à Lira.
— Reste ici, lui dit-il. Je t’en pris, ne t’enfuis pas.
Il s’enfonça entre les arbres. Liz eut tout juste le temps de le voir tirer deux immenses sabres de son dos. Elle ne les avait même pas aperçus avant. Cette vision lui arracha un sourire qui s’épanouit considérablement quand elle entendit les premiers grognements. Les bruits de lutte n’étaient qu’à quelques pas d’elle. Ces damnés avaient tenté de la prendre par surprise. Mais Lira n’avait plus peur à présent. Aux hurlements déchirants et aux sons mouillés se joignit le rire cristallin de la jeune femme.
Quand l’homme revint à elle, il avait rangé ses armes et semblait en proie à une profonde réflexion. Dans l’une de ses mains pendait lamentablement une tête de bête aux poils plus noirs que la nuit. Il jeta son trophée sanglant aux genoux de Lira qui souriait toujours.
— Tu avais le pouvoir de détruire ces démons, dit-elle, pourquoi semble-tu regretter de l’avoir utilisé ?
— Parce que j’ignore encore si je l’ai fait pour de bonnes raisons.
Elle se leva et enjamba la tête de démon pour s’approcher de lui.
— Que crains-tu ? murmura-t-elle.
Il ne pouvait admettre qu’il venait de bouleverser le grand équilibre pour une femme. Une femme sur laquelle il savait d’ores et déjà qu’il n’aurait jamais aucun contrôle. Elle était comme l’ancien, auprès duquel il était également venu chercher du réconfort, puissant mais d’un autre monde. Est-ce que les dieux qui lui avaient confié ses pouvoirs savaient qu’un jour il les utiliserait pour cette raison ? Qu’un jour une femme lui ferait prendre conscience qu’aussi fort qu’il soit, il avait toujours eu soif d’autre chose ?
— Viens avec moi, déclara-t-il soudain.
— Pourquoi ?
— J’ai bien peur d’être perdu et je crois que toi seule as le pouvoir de me guider.
— J’ai toujours eu du mal à suivre mon propre chemin.
— Parce que tu n’en avais pas les moyens. Tout comme je n’ai jamais connu le feu sans personne pour m’y guider.
Elle lui sourit et il vit le brasier de sa passion s’éveiller pour lui.
— Devient ma reine, reprit-il en lui prenant les mains, et à nous deux je te promets que nous aurons ce que nous avons toujours voulu.
— Est-ce que tu m’offres le pouvoir, mon prince ?
— Si c’est ainsi que tu le nommes.
L’ancêtre tressaillit quand ses deux disciples le quittèrent pour rejoindre une autre vie. Le silence reprenait ses droits sur forêt qui se remit à respirer lentement. Sur ses racines s’écoulait le sang du démon qui avait été sacrifié au nom d’un nouvel amour. Car c’est ainsi que naissait le futur.